Est-ce donc cela la mort ? Je ne vis pas ma vie défiler ce jour-là. La grande Elyssa, l'explorateur Himilcon, l'ingénieux Hannibal, ce traitre d'Hastrubal. Mes glorieuses victoires, mes plus douloureux échecs. Mes conquêtes, mes alliés, mes amis. Mes voyages au-delà des colonnes d'Hercule, mes dieux invincibles, ma grandeur éphémère. Rien de tout cela. Juste ce spectacle désolant et ce romain insolent.

Nous avions faim, nous étions épuisés. Je ressentais la douleur de mes pairs, le désespoir des vieillards, l'angoisse des femmes, la panique des enfants, mais une flamme intarissable brûlait au fond de leur coeur, au fond de leur âme, plus puissance que le feu des romains! Une petite voix, puissante et déterminée qui leur hurlait « n'abandonnez pas ! »

Notre ville résistait depuis six jours et six nuits face à l'assaut romain. Ils étaient sans pitiés. Ils dévastaient les rues, brûlant tout sur leur passage. Les cris des habitants coincés dans les immeubles en flammes résonnaient dans ma tête. Je vis les bâtiments s'écrouler, écrasant ceux que les flammes n'avaient pas encore achevés. Les soldats latins traînaient les corps des victimes, ne les regardant même pas, les jetaient dans des fosses communes où ils étaient enterrés sans aucun tact. Certains bras ou jambes qui dépassaient bougeaient encore...

Les derniers survivants s'étaient réfugiés sur la colline de Byrsa, dans le temple d'Eshmoun, le coeur sacré de notre cité. Ils avaient le choix: mourir au combat ou se suicider. La légende raconte que la grande Elyssa avait mis fin à ses jours, par loyauté, se transperçant le coeur et plongeant dans un bûcher enflammé. Le sacrifice est un acte sacré pour les carthaginois. Ils n'hésitèrent donc pas à se jeter dans les flammes alors que notre général nous abandonnait pour se livrer aux romains et survivre.

Et je ne pouvais rien faire. J'assistais à la scène, impuissant, faible, vaincu. Rome regardait le spectacle, ne laissant transparaitre aucune émotion. Le reflet des flammes dansaient dans ses yeux, lui donnant un air fou et sanguinaire. Je ne disais rien, je ne bougeais pas, je ne pouvais pas de toutes façons.

Carthage brûlait et je voulais brûler avec elle. Je voulais brûler pour chaque habitant, subir au centuple chacune de leur souffrance si cela pouvait les sauver! J'implorais les dieux et leur aide! Melkart, Baal'Hamon, Astarté, Tanit s'il le fallait! Mais aucune réponse. Juste le silence. Les cris avaient cessé, les flammes du bûcher commençaient à faiblir alors que l'incendie faisait toujours rage dans la ville et tout au fond de moi.

Tant de violence, tant de haine. Les romains sont plus barbares que les peuples qu'ils écrasent. Rome ne m'adressa pas un regard, tandis qu'il tournait les talons pour repartir avec son armée. Ils rasèrent la ville, maudissant les terres pour les rendre infertiles et jetant du sel sur mes blessures encore ouvertes.

Carthage n'était plus et je sombrais avec elle. Rome devenait invincible, moi j'entrais dans la légende. Celle de la plus grande cité maritime et commerçante, ayant été plus loin qu'aucun homme n'avait été auparavant. Nous avions été ceux qui ont fait trembler Rome, oui. Et cela il s'en souviendrait éternellement. Les légendes ne disparaissent pas. Je ne disparaîtrai pas.